avr. 16, 2020 | Risk Management

Tout change quand le dollar américain change...

La pandémie de coronavirus change tout à une vitesse extraordinaire, y compris les perspectives des marchés monétaires mondiaux. Cela signifie que les entreprises internationales doivent planifier à l'avance et examiner de nouveaux scénarios susceptibles de se produire au cours des 6 à 12 prochains mois, ainsi que leurs impacts potentiels. Nous avons déjà vu les retombées économiques dans un précédent article, cette fois nous allons nous intéresser plus spécifiquement au dollar américain, sa tendance à long terme et les conséquences pour l’ensemble des acteurs du monde des changes. Avant d'analyser cela, commençons par expliquer comment nous en sommes arrivés là.

Par Boris Kovacevic, stratégiste devises et Nawaz Ali, responsable de l'unité Insights - 3 avril 2020.

2019 - première contraction en dix ans des échanges commerciaux

Avant même l’apparition du coronavirus, l'économie mondiale était déjà fragilisée. Un différend commercial entre les États-Unis et la Chine de près de deux ans avait en effet lourdement affaibli l'activité économique mondiale avant la signature d’un accord en janvier 2020. Durant cette période, sur fond de querelle diplomatique et commerciale entre les deux plus larges économies mondiales, nous assistions à une montée du protectionnisme aux quatre coins du globe et une hausse des barrières douanières qui entrainèrent l’année dernière une première contraction des échanges de marchandises depuis 2009 selon le World Trade Monitor du cabinet de conseil néerlandais CPB spécialisé en analyse de politique économique. L'industrie manufacturière, à cause de ses dépendances à l’égard du bon fonctionnement des chaines d’approvisionnement et des transactions de marchandises dans le monde, s’est ainsi retrouvée sous pression et est tombée l’année dernière en récession pour la première fois depuis 2012 d’après l’indicateur d’activité de la banque américaine J.P. Morgan[1].

Par ailleurs, pour la première fois en 300 ans d'histoire, les pays et les entreprises ne peuvent plus uniquement compter sur les banques centrales pour agir en tant que prêteur en dernier ressort. Face aux dommages économiques collatéraux causés par la guerre commerciale sino-américaine et par le ralentissement général de la croissance mondiale, les banques centrales ont déjà utilisé beaucoup de leurs munitions. Dans le cadre d'un cycle mondial d'assouplissement monétaire destiné à accompagner le ralentissement de l’économie mondiale, les banques centrales ont collectivement décidé de réduire les taux d'intérêt à 132 reprises l'année dernière, soit près de trois fois plus qu’en 2018 (46).

Puis le COVID-19 accélère la tendance 

De nombreux prévisionnistes ont largement négligé ces incertitudes et ont généralement tiré une conclusion optimiste commune : l'économie mondiale était censée croître un peu plus fortement en 2020 qu'au cours des deux années précédentes. Cette hypothèse a notamment été soulignée par les propres prévisions du Fonds monétaire international (FMI) en janvier. Selon l’organisation, après un recul de la croissance en 2019 à un plus bas depuis 10 ans de 2,9%, l'économie mondiale devait rebondir de 3,3 % cette année, puis de 3,4 % en 2021. 

À l'époque, nous ne pensions pas que ces prévisions pour 2020 s'effondreraient simplement au cours des premiers mois de l'année, et que le spectre d’une guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine serait remplacé par une pandémie de coronavirus - une crise sanitaire mondiale frappant les cinq continents et causant plus de 100 000 morts en trois mois seulement[2]. L’effet de panique sur les marchés financiers a été immédiat et en l’espace d’un mois entre février et mars les principaux indices boursiers au Royaume-Uni, en Allemagne, en France et aux États-Unis ont perdu un tiers de leur capitalisation – et ainsi confirmé une orientation dite "baissière”[3]. Des stratégies strictes de confinement, indispensables pour atténuer la propagation du coronavirus COVID-19 en l’absence de vaccins, ont mis à l’arrêt une partie de l’économie mondiale et désormais c’est un scénario de large récession - et non plus de croissance – qui est très largement attendue en 2020 au sein des principales économies mondiales. 

La ruée vers le dollar sur fond de recherche de "liquidité"

Les graves dommages économiques causés par le coronavirus ont provoqué une forte hausse de la volatilité dans toutes les catégories d'actifs, laquelle a été d’autant plus forte du fait du décrochage significatif des indices boursiers dont la valorisation avant le début de la crise sanitaire était historiquement élevée. Pour souligner la gravité de la situation, l'indice de volatilité (VIX) des actions américaines - connu sous le nom d’ « indice de la peur » à Wall Street - a connu sa plus forte hausse depuis la crise financière de 2008-2009. Dans une crise comme celle-ci, on s'attend généralement à une forte demande pour les actifs traditionnellement comme « refuge » tels que les obligations d'État américain, l'or et les devises comme le franc suisse ou le yen japonais. Cependant, nous avons surtout constaté une forte demande pour les actifs « liquides », et non uniquement considéré comme moins risqué, dans un contexte de crainte d'une pénurie mondiale de liquidités sur les marchés financiers. À ce titre, le dollar américain a clairement gagné le cœur des investisseurs. 

Cette soudaine et significative "ruée vers la liquidité" et le dollar se caractérise par un risque accru de défaillance des entreprises en difficulté qui dans une économie mondiale temporairement à l’arrêt risquent de ne pas trouver de contreparties pour vendre leurs dettes, produits ou services. Par exemple, sans aides préalables, de nombreuses entreprises dans les secteurs des services comme les voyages, les loisirs et le tourisme ne disposent pas d’assez de fonds de trésorerie pour compenser l’absence de ventes et bénéfices réalisées durant cette période de confinement. L'absence de revenus, les coûts opérationnels fixes et les échéances de dette augmentent à la fois le risque de faillite mais mettent la pression sur les banques qui ont prêté à ces entreprises. Au regard de la forte volatilité sur les marchés et du haut niveau de risque global, un sentiment d’inquiétude sur la valeur des actifs détenus a progressivement gagné les investisseurs et a été un facteur déterminant pour expliquer ce phénomène de recherche à tout prix de liquidités.

L'incertitude a fait que tout ce qui pouvait être vendu en échange de dollars américains l'a été, et ainsi catapulté l'indice dollar américain à son plus haut niveau depuis trois ans en mars face à un panier de devises étrangères, non loin de son pic de 2002. Craignant que la hausse de la demande en dollar provoque un réel assèchement de la liquidité sur les marchés, la Réserve fédérale américaine a permis le 19 mars dernier à neuf autres banques centrales d'accéder d'urgence à des "lignes de swap" d’un montant total de 450 milliards de dollars afin de garantir la stabilité du système financier mondial et ne pas rompre la chaîne de distribution du crédit des banques vers les ménages et entreprises.

Pourquoi tout le monde a-t-il besoin de dollars ? 

Si l'on considère la situation du point de vue du commerce international, il s’avère que près de 40 % des transactions transfrontalières impliquent un échange de dollars et que plus de la moitié des importations de marchandises dans l'UE sont facturées dans la devise américaine[4]. Le commerce international est très dépendant du dollar, et d’autant plus si votre entreprise est basée au sein d’économies émergentes telles que l'Inde où par exemple on aura globalement plus tendance à facturer en dollar ou en devise locale (roupie) plutôt qu’en euro ou dans une autre devise internationale. Par conséquent, si les gens pensent que le dollar américain va s'apprécier, un effet d’anticipation entraînera un achat prématuré de la devise tant qu’elle reste abordable, ce qui mécaniquement aura pour effet d'augmenter encore sa valeur.

Mais la suprématie de la monnaie américaine ne s'arrête pas là et s'étend au-delà du commerce international jusqu’aux marchés financiers. Près de deux tiers (63 %) de la dette mondiale est libellée en dollar américain[5], et la dette libellée en dollars détenue par des entreprises non-bancaires en dehors des États-Unis dépasse 11 000 milliards de dollars, soit l'équivalent de 14 % du PIB mondial[6]. Par ailleurs, le marché des obligations souveraines aux Etats-Unis, qui est considéré comme le plus sûr des actifs par l’ensemble des banques centrales et institutions gouvernementales mondiales, est évalué à 21 000 milliards de dollars. Les marchés actions américains représentent 54 % des évaluations mondiales[7], le dollar est la première monnaie de réserve détenue par les banques centrales mondiales, et la liste est encore


 

Source: www.policyuncertainty.com , Refinitiv, WUBS – 01/04/2020

La monnaie américaine va-t-elle continuer à s'apprécier ?

Si cette fuite vers les liquidités reste intacte et que la demande de dollar américain continue d'augmenter, nous pourrions éventuellement assister à un glissement du taux de change EUR/USD proche de la parité d'ici la fin de l'année.

De quelle manière une telle situation ? Les investisseurs craignent que les États-Unis - le plus grand centre financier du monde - ne déclenchent un resserrement du crédit, ce qui viendrait s'ajouter à la crise sanitaire et économique que nous connaissons déjà. C'est l'une des raisons qui laisse à penser que le dollar américain pourrait connaître une forte et durable appréciation dans les prochains mois.

Un autre facteur qui soutient cette perspective est l'intervention des banques centrales, en particulier sur les marchés émergents. Selon les données de l'IIF (l’institut de la finance internationale), 83 milliards de dollars de capitaux ont été retirés des marchés émergents sur le mois de mars. Du jamais vu ! Par conséquent, pour lutter contre la dépréciation de la monnaie, certaines banques centrales ont dû acheter leur propre monnaie en utilisant leurs réserves de change. Au cours de ce processus, les réserves en dollar américain sont restées relativement stables contrairement à celles en euro qui ont été fortement réduites.

Quelles sont les éléments qui étayent cette affirmation ? Le taux de swap à 3 mois de l’EUR/USD - un indicateur très suivi par les professionnels de marché car mesurant la demande pour la devise américaine qui montre la prime que les banques européennes (ou non) payent pour échanger des euros contre du dollar - a atteint en mars son plus haut niveau en huit ans[8]. Cela souligne un accès au dollar plus coûteux et plus difficile pour les acteurs financiers non-américains.

Pourquoi ? Regardez les obligations d'entreprises, un marché mondial capitalisé à hauteur de 8 milliards de dollars. Si vous remarquez l'écart FRA-OIS[9] sur ce marché - ce n'est qu'un indicateur technique de la réticence des institutions financières américaines à se prêter mutuellement de l'argent - il a atteint en mars son plus haut niveau depuis 10 ans et pourrait encore augmenter. Il y a cependant une lueur d’espoir. Pour contrer ce type de risque systémique qui pourrait conduire à une appréciation soutenue du dollar américain, la Réserve fédérale américaine a réduit le 16 mars son taux d'intérêt de référence à des niveaux historiquement bas dans une fourchette de fluctuation de 0,00%-0,25%, a déjà injecté près de 2000 milliards de dollars sur les marchés financiers depuis le début de l’année et a promis début avril d’injecter encore 2300 milliards. D'autres mesures d'urgence pourraient être mises en place dans les prochaines et mois selon l’évolution de la pandémie.

Les mesures de relance pourraient dévaluer le dollar

Sur les marchés mondiaux des changes, les perspectives d'une monnaie sont toujours à double sens. De nombreux économistes estiment que le COVID-19 pourraient provoquer une contraction significative mais courte au sein des grandes économies mondiales. Cette reprise potentielle en forme de "V" signifie que si l'activité économique peut se contracter significativement pendant une courte période, il faut s'attendre peu après à redémarrage de l’économie tout aussi et très rapide. La raison en est que l'analyse des précédents cas historique de courtes récessions et pandémies comme celle du SRAS en 2003 suggère que la plupart des activités économiques seront retardées plutôt que détruites entièrement grâce au soutien et aux mesures de relance mises en place par les décisionnaires politiques et monétaires.

Un autre point de vue est que si l'on considère la pandémie de COVID-19 comme une catastrophe naturelle ponctuelle ; c’est-à-dire sans deuxième vague de contamination au niveau global ; alors celle-ci pourrait ne pas entraîner de dépression économique à long terme. En attendant, un effondrement des prix du pétrole devrait également être considéré comme un stimulus économique majeur lorsque l’économie redémarrera.

Par ailleurs, les taux d'intérêt devraient rester à très bas niveau pendant une période prolongée de temps, du moins jusqu’à que s’observent les signaux d’une reprise forte et durable. Une reprise en forme de V et le début prévu d'une expansion économique s'accompagneraient probablement d'une réaffectation de l'argent vers des actifs et des devises plus risqués et offrant des rendements plus élevés. En d'autres termes, nous pourrions assister à un reflux important de la demande en dollar américain si les inquiétudes concernant la liquidité et la volatilité des marchés financiers diminuent. Si et quand la reprise de COVID-19 commencera, les devises disposant d’un ratio risque/rendement plus attractif que le dollar américain seront à nouveau très recherchées. Mais cet "avantage de taux d'intérêt" ne s'applique pas nécessairement à toutes les monnaies, et notamment celles de pays où la situation économique et financière est très dégradée.

Source: US Federal Reserve, Refinitiv, WUBS – 01042020

Les entreprises doivent préparer différents scénarios

Pour l'avenir, nous comprenons qu'il reste de nombreuses inconnues, ainsi que d'autres facteurs globaux à prendre en compte. Par exemple, les mesures de relance d'urgence au niveau mondial vont-elles contribuer à atténuer les impacts économiques de cette crise sanitaire ? Que se passera-t-il si un gouvernement européen est confronté à des difficultés financières comme ce fut le cas de la Grèce en Europe  ? Qu'en est-il du Brexit et des prochaines élections américaines ?

En période d'incertitude accrue comme celle que nous connaissons aujourd'hui, et peut-être encore dans plusieurs mois, les décideurs financiers doivent malheureusement continuer à planifier. Pour les aider, voici quelques recommandations à prendre en compte :

  1. Dans le cadre d’une réponse urgente de chaque entreprise au coronavirus et de la planification prospective, les décideurs doivent évaluer l'évolution possible de cette crise et mener différents types de tests de stress pour palier à toute éventualité et anticiper en amont les risques potentiels pour l’activité.
  1. La planification de scénarios futurs est un outil très efficace pour les entreprises qui souhaitent développer des stratégies ; toutefois, l'objectif de l'analyse de scénarios de change n'est pas d'essayer de prédire l'avenir, mais plutôt d'anticiper ce qui pourrait se produire sur un marché des changes aussi volatile que celui dont nous sommes témoin. Il faut pour cela imaginer tous les résultats possibles, qu'ils soient positifs ou négatifs, et se faire une idée plus large de l'avenir.
  1. Si ce processus révèle que votre entreprise pourrait être exposée, vous aurez peut-être besoin d'aide pour élaborer une contre-stratégie. N’hésitez pas à demander conseils sur les types de produits et de stratégies monétaires disponibles pour les entreprises ayant des besoins importants en matière de devises.

Si votre entreprise a besoin d'aide pour la planification de la réponse au COVID-19, n'hésitez pas à contacter nos experts en solutions de change qui assistent jusqu’à 60 000 entreprises à travers le monde entier, dans différents secteurs, en leur fournissant des informations et des analyses sur les devises. Vous pouvez également visiter notre centre de ressources pour voir notre dernier contenu autour de la pandémie de COVID-19.   

[1] Indice Mondial de J.P. Morgan - Indice global des directeurs des achats (PMI)

[2] Organisation Mondiale de la Santé

[3] Refinitiv

[4] Banque des règlements internationaux, OCDE

[5]  Institut de la finance internationale

[6] Banque des règlements internationaux

[7] Statista

[8] Institut de la finance internationale

[9] Écart entre le taux d'intérêt interbancaire (Libor) attendu de 3 mois et le taux de swap indexés au jour le jour sur le taux d'intérêt américain – Source : Refinitiv, mars 2020.